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monde diplomatique

  • Il mérite le Nobel !

    Éditorial de Benoît Bréville  pour le Monde Diplomatique de novembre 2025

    Théoricien de la « diplomatie du gourdin », le président Theodore Roosevelt considérait l’Amérique latine comme une « arrière-cour » où les États-Unis pouvaient intervenir à leur guise. À la moindre menace contre les intérêts américains, il envoyait ses marines — au Honduras, en République dominicaine, à Cuba. En 1903, Washington parraine un mouvement sécessionniste au Panamá, alors province colombienne, afin de s’assurer le contrôle du futur canal. Trois ans plus tard, auréolé de sa médiation dans le conflit russo-japonais, Roosevelt reçoit le prix Nobel de la paix.

    Chef d’état-major de l’armée américaine pendant la seconde guerre mondiale, le général George Marshall a approuvé les bombardements de Hiroshima et de Nagasaki. Devenu secrétaire d’État en 1947, il s’attelle à contenir l’influence soviétique. En Italie, il orchestre l’une des premières ingérences de la guerre froide : financement occulte de la Démocratie chrétienne, diffusion de fausses informations, mobilisation des vedettes italo-américaines (Franck Sinatra, Joe DiMaggio, Rocky Graziano…) et de la Mafia. À un mois du scrutin d’avril 1948, il avertit publiquement : si les communistes l’emportent, l’Italie sera exclue du plan de reconstruction européen — le fameux « plan Marshall ». En 1953, le général reçoit à son tour les honneurs d’Oslo.

    Henry Kissinger, conseiller à la sécurité nationale de 1969 à 1975, était lui aussi un adepte de la déstabilisation. « Je ne vois pas pourquoi nous resterions bras croisés lorsqu’un pays devient communiste à cause de l’irresponsabilité de son propre peuple », estimait-il en juin 1970 à propos du Chili, où Salvador Allende menaçait de remporter l’élection présidentielle. Le dirigeant socialiste est néanmoins élu. Kissinger ne voit alors plus qu’une solution : le coup d’État militaire, « mais en passant par des sources chiliennes et en adoptant une attitude discrète ». Allende est renversé le 11 septembre 1973. Une dictature sanguinaire le remplace. Et Kissinger remporte le Nobel de la paix un mois plus tard, pour avoir signé un cessez-le-feu avec le Vietnam après avoir embrasé toute l’Indochine.

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  • Santé mentale, une grande cause perdue ?

    Extraits de l'éditorial de Angélique Mounier-Kuhn  pour le Monde Diplomatique d'octobre 2025

    Commençons par la bonne nouvelle. Ce sera vite fait. En 2025, l’attention portée à la maladie mentale a changé. Certes l’évolution est loin d’être achevée : le regard sur les pathologies les plus lourdes reste lesté d’archaïsmes. Parce qu’il est différent, imprévisible, le grand psychotique fait encore peur. Mais reconnaissons au moins que, dans la sphère privée comme dans l’espace commun, il est désormais envisageable de nommer son trouble psychique et admissible de confier sa souffrance.

    (...)

    En France, si la tournure « santé mentale » émerge après-guerre, elle ne s’impose vraiment qu’à partir de 1990. Cette année-là paraît une circulaire relative aux « orientations générales en santé mentale », qui en fait une « préoccupation majeure » exigeant la mobilisation de « tous les moyens efficaces ». L’expression deviendra dès lors une référence systématique dans les discours de santé publique avant de gagner toutes les conversations. « Les murs de l’asile sont tombés, mais parallèlement un ensemble protéiforme de souffrances s’est progressivement mis à sourdre de partout. Il trouve une réponse dans la santé mentale », écrivait en 2004 Alain Ehrenberg (2). Le sociologue poursuivait : « On ne voit plus de quoi on parle, car la santé mentale parle de tout. »

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  • Complicités arabes

    Éditorial du Monde Diplomatique de septembre 2025, par Akram Belkaïd  

    Les pays arabes ne porteront pas secours à Gaza. Aucun d’entre eux n’a engagé la moindre initiative diplomatique d’envergure pour empêcher la réoccupation de l’enclave et mettre fin au déluge israélien de feu et d’acier qu’elle subit depuis bientôt deux ans. Malgré un bilan humain terrifiant (70 000 morts dont 70 % de femmes et d’enfants selon les estimations) et une famine digne des pires sièges médiévaux, il n’est pas une capitale du Maghreb ou du Machrek exigeant des sanctions contre Tel-Aviv ou menaçant ses partenaires occidentaux de mesures de rétorsion pour leur soutien indéfectible à M. Benyamin Netanyahou et à son gouvernement (1). Contrairement à ce qui advint en 1973 pendant la guerre d’Octobre, l’Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole (Opaep) ne cherche pas à convaincre les autres producteurs de restreindre les livraisons d’or noir afin que Washington fasse pression sur son protégé. Certains événements symbolisent parfaitement ce changement d’époque : alors que les armes américaines continuent d’affluer en Israël et que le Congrès vote crédit sur crédit au profit de Tel-Aviv, l’USS Forrest Sherman, un destroyer de la marine de guerre des États-Unis, fait tranquillement escale à Alger en mai (2).

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  • Aux larmes, citoyens !

    Extraits de l'article de Evelyne Pieiller  publié dans le numéro de septembre 2025 du Monde Diplomatique

    Oui, au fond, c’est vexant. Parce que, quand même, on en est spontanément certain : les sentiments, ça ne se commande pas. Le cœur a ses raisons, etc. L’amour est enfant de bohème, qui n’a jamais connu de loi, Carmen le chante, Carmen dit une vérité ancestrale. On a honte, c’est sans le vouloir, on ressent une solide aversion, c’est sans le prévoir. L’émoi vient quand il veut. Et, qu’on l’apprécie ou non, on est obligé de reconnaître que c’est peut-être bien ce qu’on a de plus intime, de plus personnel, de plus authentique. D’accord, on ne les choisit pas, parfois même on les combat, ces sentiments, mais enfin, ils sont à nous, ils sont nous. Eh bien, pas vraiment.

    (...)

    Mais, quelles qu’aient pu être les puissances de la propagande, il n’en reste pas moins que si elle agit, c’est que les sentiments existaient. À disposition. Déjà là, potentiel en attente. C’est également ce qui est en œuvre, de façon insidieuse, dans la propension des médias à jouer le rôle d’embrayeurs d’émotions. Faits divers, deuils nationaux, mise en scène de la vulnérabilité des puissants… Aux larmes, citoyens ! Fondez-vous dans un ensemble qui partage l’émotion, et accueillez et fléchez la peur ou la détestation — auxquelles vous ne songiez qu’encore confusément…

     

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  • La grande peur nucléaire

    Extraits de l'article de Philippe Leymarie, pour le blog du "Monde diplomatique", paru le 02.072025

    « L’ère des réductions du nombre d’armes nucléaires dans le monde, qui a commencé à la fin de la guerre froide, touche à sa fin », diagnostique Hans M. Kristensen, maître de recherche associé au programme de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) sur les armes de destruction massive. « Au lieu de cela, relève-t-il dans le dernier rapport sur les armements mondiaux, nous observons une tendance claire à l’augmentation des arsenaux nucléaires, à l’intensification de la rhétorique nucléaire, et à l’abandon des accords de contrôle des armements ».

    Il y a de quoi se faire peur : l’arsenal mondial est estimé à 12 200 d’ogives nucléaires, dont 9 600 potentiellement mobilisables, et au moins 2000 en « alerte opérationnelle élevée », montées à bord des missiles balistiques, mises en œuvre dans les mêmes proportions par les États-Unis et la Russie, les deux grandes puissances nucléaires mondiales : elles possèdent à elles seules les neuf dixièmes des armes nucléaires de la planète. Le SIPRI prévoit que cet arsenal va se renforcer dans les années à venir, la plupart des neuf États nucléaires (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël) étant engagés dans des programmes de modernisation de leur appareil de dissuasion. Les États dotés d’armes nucléaires ont dépensé plus de 100 milliards de dollars pour leurs arsenaux atomiques l’année dernière, selon un rapport de la campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) publié le 13 juin dernier. Comme dans d’autres domaines militaires, c’est la Chine qui avance le plus vite : elle renforce son stock d’ogives (actuellement 600) d’une centaine d’unités chaque année, et devrait disposer d’ici 2030 d’autant de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) que la Russie ou les États-Unis.

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  • En Turquie, la colère contre le reis ne faiblit pas

    Article tiré du Monde Diplomatique

    es détracteurs de M. Recep Tayyip Erdoğan voient dans cette arrestation un palier supplémentaire dans l’interminable dérive autoritaire du numéro un turc. Sur décision d’un juge, le maire d’Istanbul, M. Ekrem İmamoğlu — ainsi que plusieurs douzaines de ses collaborateurs —, visé par diverses accusations de corruption et de terrorisme, a été incarcéré dimanche 23 mars, au moment même où l’édile était désigné comme le candidat officiel du Parti républicain du peuple (CHP, la formation historiquement créée par Atatürk) pour la prochaine présidentielle.

    Point d’orgue d’un climat de durcissement perceptible depuis des semaines, cette mise sous les verrous a eu lieu quatre jours après que M. İmamoğlu a été cueilli au petit matin à son domicile, au terme d’une opération ayant mobilisé des centaines de policiers. La vague de protestation soulevée par son interpellation apparaît comme la plus massive depuis l’élan de contestation spontané contre la suppression du parc Gezi à Istanbul au printemps 2013. En dépit des interdictions à manifester et du verrouillage des réseaux sociaux, la foule, entraînée par la jeunesse étudiante, a de nouveau battu le pavé dans une vaste majorité de provinces pour la sixième soirée consécutive lundi. De source gouvernementale, plus d’un millier de personnes ont été appréhendées, dont plusieurs journalistes, sans que rien ne permette d’anticiper un essoufflement rapide du mouvement.

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  • Un ostracisme antikurde qui vient de loin

    Extraits de l'article du Monde Diplomatique, daté du 28.02.2025,écrit par Jean Michel Morel.

    La « question kurde » se pose avec acuité dès la fin de la première guerre mondiale . Indociles et remuants, constitués en tribus n’hésitant pas à s’affronter, les Kurdes avaient obtenu de la Sublime Porte de conserver des émirats autonomes en contrepartie d’une surveillance des marches de l’Empire ottoman et d’une participation au maintien de l’ordre intérieur. Au cours du conflit mondial, des régiments de cavalerie kurdes, les hamidiye, ont participé aux massacres des Arméniens. Mais les cheikhs qui gouvernent les tribus restent partagés. D’aucuns entendent négocier avec le pouvoir central une autonomie respectueuse de leurs droits ; d’autres, plus ambitieux, envisagent d’obtenir un État. Comment faire prévaloir l’identité kurde, a priori inconciliable avec la turcité imposée par le Comité union et progrès (CUP) qui dirige l’Empire depuis 1908 ? Le suprémacisme et l’autoritarisme de ce parti s’inspirent des écrits du Français Gustave Le Bon, farouche partisan de la primauté de la race et contempteur de la démocratie 

    (...)

    Mais, le 24 juillet 1923, quand les cloches de la cathédrale de Lausanne annoncent au monde la conclusion d’un traité entre la République turque et les vainqueurs de la Grande Guerre, cette promesse n’a plus cours. La Turquie entre dans l’ère du kémalisme, où règnent un parti unique, la verticalité du pouvoir, et qui réserve la citoyenneté de plein droit aux turcophones sunnites. Les Kurdes ou la communauté alévie — qui pratique un culte hétérodoxe et syncrétique — disposent de leurs droits s’ils renient leur singularité. Quant aux non-musulmans, ils ont le statut d’étrangers.

    Kemal s’emploie à prendre quelques distances avec les « unionistes » mais poursuit leur projet de ségrégation darwinienne. Avec d’autres (Arméniens, Grecs, Juifs, Arabes), les Kurdes compteront parmi les principales victimes de cette politique. Ankara envisage que, harcelés et méprisés, ils émigrent en Perse (l’Iran d’aujourd’hui), en Russie, en Irak ou en Syrie et libèrent ainsi les terres fertiles de l’est de l’Anatolie. Mais ce calcul ne se concrétise pas : les révoltes violemment réprimées se succèdent ; bientôt, les Kurdes apparaissent comme une menace intérieure mettant en péril l’unité de la nation ; on leur impose un régime d’exception et l’armée s’oppose au développement de leur région.

    Atatürk décède en 1938. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, si le régime du parti unique prend fin, la Constitution défend de s’organiser sur des bases ethniques. Pour contourner cette interdiction, des Kurdes adhèrent au Parti démocrate (DP, droite laïque), ce qui leur permet d’obtenir des sièges au Parlement et même des ministères. Un coup d’État intervient en 1960. Les militaires rendent le pouvoir un an après aux civils. Une classe ouvrière urbaine émerge, les organisations syndicales et politiques de gauche s’affirment. Le Parti ouvrier de Turquie (PIT), pluriethnique, décide notamment de prendre en charge la « question kurde ». Mais dans un contexte de multiplication des mouvements sociaux et de montée de l’islamisme, l’armée déclenche un nouveau putsch en 1971.

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