Extraits de l'article de Evelyne Pieiller publié dans le numéro de septembre 2025 du Monde Diplomatique
Oui, au fond, c’est vexant. Parce que, quand même, on en est spontanément certain : les sentiments, ça ne se commande pas. Le cœur a ses raisons, etc. L’amour est enfant de bohème, qui n’a jamais connu de loi, Carmen le chante, Carmen dit une vérité ancestrale. On a honte, c’est sans le vouloir, on ressent une solide aversion, c’est sans le prévoir. L’émoi vient quand il veut. Et, qu’on l’apprécie ou non, on est obligé de reconnaître que c’est peut-être bien ce qu’on a de plus intime, de plus personnel, de plus authentique. D’accord, on ne les choisit pas, parfois même on les combat, ces sentiments, mais enfin, ils sont à nous, ils sont nous. Eh bien, pas vraiment.
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Mais, quelles qu’aient pu être les puissances de la propagande, il n’en reste pas moins que si elle agit, c’est que les sentiments existaient. À disposition. Déjà là, potentiel en attente. C’est également ce qui est en œuvre, de façon insidieuse, dans la propension des médias à jouer le rôle d’embrayeurs d’émotions. Faits divers, deuils nationaux, mise en scène de la vulnérabilité des puissants… Aux larmes, citoyens ! Fondez-vous dans un ensemble qui partage l’émotion, et accueillez et fléchez la peur ou la détestation — auxquelles vous ne songiez qu’encore confusément…
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Il y aurait de quoi être effleuré par le découragement. Même notre identité la plus brute ne nous appartiendrait donc pas ? Entre l’inconscient qui nous impose ses dramaturgies et le politique, au sens large du terme, qui oriente nos inclinations, sommes-nous donc les jouets passifs et floués d’un ensemble de déterminismes ? Notre « ressenti », ce fameux « ressenti » sur lequel s’appuient tant d’enquêtes et de propositions, n’est-il qu’un produit ? C’est assurément ce à quoi tend le capitalisme tardif. Précisément, il ne peut qu’être véritablement libérateur d’interroger comment ce système avive le négatif dont nous sommes tous dépositaires, de se déprendre des sentimentalités niaises qui aident à conforter l’ordre, de questionner ce qui, en nous, fait écho à ce dernier. Les sentiments ont partie liée, obscurément, avec une représentation du monde, et celle-ci peut se transformer. Il est loisible d’imaginer un ensemble radicalement différent de désirs d’accomplissement de l’humain, où notre fonds commun de virtualités multiples inventerait une autre partition. En attendant, il n’est pas sans importance de mesurer que ce qui nous remue n’est pas une caractéristique qui signerait notre précieuse individualité, mais pour une bonne part un mélange formidablement intériorisé d’idéologie subie, d’idées non dépliées et de fuyantes données personnelles. Là comme ailleurs, il n’est pas de fatalité.
Myriam Boulos //// Inscription « Je t’aime à en mourir » sur un siège du Théâtre Versailles. Beyrouth