La grande peur nucléaire (06/07/2025)

Extraits de l'article de Philippe Leymarie, pour le blog du "Monde diplomatique", paru le 02.072025

« L’ère des réductions du nombre d’armes nucléaires dans le monde, qui a commencé à la fin de la guerre froide, touche à sa fin », diagnostique Hans M. Kristensen, maître de recherche associé au programme de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) sur les armes de destruction massive. « Au lieu de cela, relève-t-il dans le dernier rapport sur les armements mondiaux, nous observons une tendance claire à l’augmentation des arsenaux nucléaires, à l’intensification de la rhétorique nucléaire, et à l’abandon des accords de contrôle des armements ».

Il y a de quoi se faire peur : l’arsenal mondial est estimé à 12 200 d’ogives nucléaires, dont 9 600 potentiellement mobilisables, et au moins 2000 en « alerte opérationnelle élevée », montées à bord des missiles balistiques, mises en œuvre dans les mêmes proportions par les États-Unis et la Russie, les deux grandes puissances nucléaires mondiales : elles possèdent à elles seules les neuf dixièmes des armes nucléaires de la planète. Le SIPRI prévoit que cet arsenal va se renforcer dans les années à venir, la plupart des neuf États nucléaires (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord et Israël) étant engagés dans des programmes de modernisation de leur appareil de dissuasion. Les États dotés d’armes nucléaires ont dépensé plus de 100 milliards de dollars pour leurs arsenaux atomiques l’année dernière, selon un rapport de la campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (ICAN) publié le 13 juin dernier. Comme dans d’autres domaines militaires, c’est la Chine qui avance le plus vite : elle renforce son stock d’ogives (actuellement 600) d’une centaine d’unités chaque année, et devrait disposer d’ici 2030 d’autant de missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) que la Russie ou les États-Unis.

(...)

Ombre portée

Est-il possible, et même souhaitable d’abriter les alliés européens de la France sous ce parapluie nucléaire ? Le président Emmanuel Macron, dans la foulée de son engagement en faveur d’une autonomie stratégique et d’un réarmement européens, a appelé en mars dernier à un « débat stratégique » sur cet éventuel élargissement de la protection nucléaire française et possiblement britannique, après que le nouveau chancelier allemand, inquiet de la prise de distance de son « parrain » américain, a évoqué en février de possibles échanges avec Londres et Paris sur un « partage du nucléaire, ou du moins de la sécurité nucléaire du Royaume-Uni et de la France [qui] pourrait également s’appliquer à nous ».

Dès le début des années 1960, le premier ministre Michel Debré avait évoqué « l’ombre portée » de la dissuasion française en Europe, et le président Georges Pompidou affirmait devant l’Assemblée nationale que « du seul fait que la France est en Europe, sa force [de dissuasion] joue pleinement et automatiquement au bénéfice de l’Europe ». Spécialiste de la doctrine nucléaire, Bruno Tertrais n’envisage, tant que le parapluie nucléaire américain ne s’est pas complètement refermé, qu’une « montée d’un cran [de Paris] dans son engagement rhétorique, de préférence avec Londres, [la pratique d’]exercices en commun ». L’autonomie française de décision resterait entière : « L’échelon européen s’ajouterait à l’échelon national, sans s’y substituer ». Avec, au maximum, des procédures de consultation avec les alliés, « si le temps et les circonstances le permettent », comme cela existe dans le cadre de l’OTAN ).

Conflit par accident

L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm s’inquiète toutefois des risques que comporteraient les projets d’accords de partage nucléaire évoqués ces derniers mois :
 les offres du président Emmanuel Macron de donner une « dimension européenne » à la dissuasion française ;
 le déploiement en Biélorussie d’armes nucléaires russes ;
 la volonté de plusieurs pays européens membres de l’OTAN d’accueillir, à leur tour, des armes nucléaires américaines sur leur sol (comme c’est déjà le cas de l’Allemagne, de l’Italie, des Pays-Bas, de la Belgique et de la Turquie).

Pour Matt Korda, chercheur principal associé au programme sur les armes de destruction massive du SIPRI, « il est essentiel de se rappeler que les armes nucléaires ne garantissent pas la sécurité », contrairement à une opinion courante, comme le montre par exemple la récente flambée des hostilités entre l’Inde et le Pakistan. La mise en oeuvre de ces armes, même dans le cadre d’une gestion rigoureuse, n’est pas à l’abri d’une désinformation de plus en plus répandue, et peut donner lieu à des erreurs de calcul aux conséquences catastrophiques, à des risques d’escalade, etc.

L’utilisation accrue de l’intelligence artificielle pourra accélérer la prise de décision, mais au prix d’une augmentation du risque : voudrait-on qu’un conflit nucléaire éclate à la suite d’une mauvaise communication, d’un malentendu ou d’un accident technique ?

bb7341a0-9647-11ec-b76f-bd50f025d3a4

21:17 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : monde diplomatique, armes nucléaires, diddémination, dissuation | |  Facebook | |  Imprimer |