Extraits de l'article de Laure Noualhat et Jérômine Derigny (photographies) pour Reporterre
Une zone humide chamboulée par le changement climatique, une avifaune victime d’une hécatombe et des humains qui se déchirent au nom de leurs « us et coutumes ». Voici les ingrédients du drame écosystémique de l’été : l’épizootie qui frappe deux zones humides de Loire-Atlantique, la réserve naturelle du lac de Grand-Lieu et le parc naturel régional de Brière, qui abrite le marais de Grande Brière.
Au total, en cinq semaines, près de 7 000 oiseaux — toutes espèces confondues — ont succombé à une épidémie de botulisme. De la bécassine des marais au colvert en passant par l’ibis sacré et l’aigrette gazette, la sarcelle d’hiver et d’été, le cormoran et le goéland, leur mort subite a transformé ce lieu d’ordinaire grouillant de vie en tourbillon silencieux. Et ce silence sert de prétexte à une énième empoignade autour de la gestion des eaux de ces marais, traversés de canaux, de roselières, d’à-plats tourbeux et de champs de nénuphars.
Si les oiseaux se cachent pour mourir, alors les chasseurs se sont donné pour mission de les débusquer. Le 2 août, au carrefour des quatre canaux dans le marais de Grande Brière, ils sont encore une quarantaine, en tenue de camouflage, à se répartir fourches et poubelles en plastique noir pour une triste récolte.
« Ça fait cinq semaines qu’on se mobilise pour récupérer les corps et en sauver quelques-uns, nous sommes fatigués et touchés au cœur par cette hécatombe », répète en boucle Frédéric Richeux, président de l’Union des chasseurs de gibier d’eau de Grande Brière Mottière. Protégé par ses cuissardes, l’hydrologue de métier fouille chaque recoin des roselières et des plans d’eau à la recherche de cadavres en décomposition ou d’oiseaux tellement paralysés qu’il doit abréger leur agonie.
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Tensions historiques
Si la faune sauvage s’y ébroue sans demander son reste, les humains, eux, exigent de perpétuer leurs « us et coutumes ». Car les 7 000 hectares du marais de Grande Brière forment une zone indivise appartenant aux habitants des 21 communes environnantes depuis... le XVe siècle ! « Les gens se transmettent ce marais de génération en génération, leurs bosses [cabanes d’affût en roseaux] ou leurs piardes, c’est-à-dire les petits plans d’eau au milieu des roselières », raconte Frédéric Richeux.
Au total, 850 chasseurs et 500 pêcheurs amateurs arpentent chaque année le marais pour pratiquer leur passion. Les premiers visent le gibier d’eau, les autres taquinent l’anguille et le sandre. Viennent ensuite les touristes, qui mitraillent le milieu avec leurs appareils photo durant des balades sur les canaux, puis les riverains et leur étalement urbain qui, eux, ne tolèrent aucune inondation. Enfin, les éleveurs, propriétaires de terres par définition inondables, entretiennent des prairies à foin ou à pâture.
Évidemment, tout ce beau monde a des exigences différentes, voire diamétralement opposées. « Les conflits d’usage existent depuis que des ouvrages ont été créés sur la Loire il y a bien longtemps, reconnaît Éric Provost, le président du parc naturel régional de Brière, par ailleurs premier vice-président de l’agglomération de Saint-Nazaire. Les tensions ressortent dès qu’il y a des années un peu extrêmes, soit très chaudes, soit très humides. »
Les éleveurs veulent des prairies verdoyantes pour les foins ou la pâture de leurs vaches limousines. « C’est en mars/avril qu’il nous faut un marais sec, pour que l’herbe pousse », explique Pierre-Marie Château, président de l’association des éleveurs de Brière et patron du Gaec du Bourg, à Besné. Devoir se fournir en foin ailleurs le met hors de lui. « Nos bouts de marais, ce sont des terres, je paie des impôts dessus et je ne peux pas m’en servir, c’est anormal. »
Les chasseurs, eux, veulent de l’eau à gogo pour assurer la bonne santé du marais et de tout ce qui y vit, sur et sous l’eau. Au milieu, les gestionnaires des réserves naturelles s’arrachent les cheveux pour contenter tout le monde, mais surtout les milieux naturels.
« Un marais a besoin d’eau, mais c’est un milieu composé d’une mosaïque de roselières, tourbières, prairies, etc. qui réclament toutes un soin différent », explique Jean-Marc Gillier, qui gère la réserve naturelle de Grand-Lieu, régulièrement touchée par un botulisme de moindre ampleur (environ 300 oiseaux décimés en 2023).
Il précise : « Il n’y a pas une seule bonne solution, ou alors pour un usage particulier. Les communautés n’ont pas toutes les mêmes besoins et nous recherchons avec tact le plus petit dénominateur commun. » Sauf que le changement climatique s’accompagne d’une plus grande variabilité météo très difficile à anticiper.
Frédéric Richeux sort un animal mort du marais. © Jérômine Derigny / Collectif Argos / Reporterre