Greenpeace France publie aujourd’hui une enquête inédite sur les coulisses de la gestion de l’eau en France. Alors que l’eau est devenue un enjeu stratégique du XXIᵉ siècle, l’irrigation, qui représente plus de 46 % de l’eau consommée en France, se retrouve au cœur d’une véritable bataille d’influence [1]. Ce rapport révèle comment les lobbies agricoles manipulent la gouvernance locale de l’eau, avec la complicité de l’État, au détriment de l’environnement et de l’intérêt général. Greenpeace alerte sur le fait que sans un encadrement strict de la gestion de l’eau, ce système continuera de profiter à une minorité d’agriculteurs irrigants, favorisant ainsi l’essor des mégabassines et empêchant le développement de la nécessaire transition agro-écologique.
« Ces investigations menées sur deux bassins emblématiques (Adour-Garonne et Loire-Bretagne [2]) mettent en lumière comment les failles de la gouvernance de l’eau sont habilement exploitées par les acteurs de l’agro-industrie pour maintenir leurs privilèges avec la complicité de l’État, explique Suzanne Dalle, chargée de campagne Agriculture à Greenpeace. Un arsenal de stratagèmes est déployé, engendrant une forme de “privatisation” de l’accès à la ressource en eau qui ne profite qu’à une minorité d’agriculteurs irrigants. La gestion de l’eau doit donc être mieux encadrée pour être plus transparente et limiter les conflits d’intérêts néfastes. »
Les tensions sur la ressource en eau se sont accrues ces dernières années, en particulier dans le secteur agricole avec des conflits de plus en plus importants au sujet de la construction de nouvelles mégabassines. Au cœur de cette surconsommation d’eau par l’agriculture se trouve la culture du maïs [3], destinée majoritairement à l’alimentation animale et à l’exportation alors même qu’elle exige des prélèvements importants en plein été, période de sécheresse. Greenpeace s’est alors interrogée sur le modèle de gestion de l’eau “à la française” : comment la gouvernance de l’eau fonctionne-t-elle ? Comment en est-on arrivé à la situation actuelle, et qui décide réellement de quoi au cœur de cette bataille d’influence ?
L’emprise des lobbies agricoles dans les instances de gouvernance de l’eau
L’enquête montre comment les instances locales de gouvernance de l’eau, censées garantir une gestion équitable et durable de la ressource, sont verrouillées par les lobbies agro-industriels. Ces derniers utilisent des stratagèmes sophistiqués pour maintenir leurs privilèges sous la forme de prélèvements d’eau excessifs, néfastes à la protection des milieux et au partage de l’eau. Quelques exemples entre autres :
- Déni scientifique : remise en cause par les représentants de l’agro-industrie des études prônant la réduction des prélèvements, accompagnée de pressions sur les établissements publics conduisant ces études.
- Tactiques dilatoires : report systématique des échéances réglementaires, distorsion de la vérité concernant les projets de mégabassines [4].
- Surreprésentation des intérêts agricoles : noyautage des commissions locales de l’eau (CLE) grâce à des élus locaux ayant une « double casquette » (élus et agriculteurs, notamment irrigants) et des représentants agricoles “officiels” qui défendent uniquement les intérêts de l’agriculture intensive, générant des conflits d’intérêts évidents.
En parallèle, les acteurs de l’agro-industrie déploient un lobbying acharné pour défendre ce système et sont prêts à tout pour maintenir une irrigation intensive. En témoignent les stratégies violentes mises en place à l’encontre des agents publics chargés de faire respecter les réglementations environnementales, notamment envers l’OFB et des représentants d’associations de protection de l’environnement [5].
Complicité préfectorale et recul gouvernemental
Au cœur de cette problématique, l’enquête pointe du doigt la complicité de certains préfets et du gouvernement. Sur les sous-bassins étudiés, des préfets ont soutenu des projets agricoles intensifs au détriment des milieux aquatiques, parfois en dépit d’études scientifiques. Bien que la plupart des préfets ne soient pas des spécialistes des enjeux environnementaux, ils restent responsables de la mise en œuvre de toutes les politiques publiques et dirigent tous les services déconcentrés. Par ailleurs, les autres services censés représenter l’environnement dans la gouvernance de l’eau sont peu présents.
À l’échelle nationale, les politiques publiques favorisent également l’irrigation intensive en augmentant les subventions pour les mégabassines, tout en affaiblissant les moyens des Agences de l’eau. Le gouvernement multiplie les cadeaux financiers à l’agro-industrie, à l’instar de l’abandon de l’augmentation initialement prévue de la redevance sur les prélèvements en eau. Pourtant, alors que l’irrigation représente près de la moitié de l’eau consommée en France, elle n’a contribué qu’à 7 % de la redevance entre 2016 et 2021 : ce sont finalement les consommateurs qui paient la facture.
Greenpeace appelle à une transformation urgente
Pour mettre fin à cette gestion défaillante de l’eau, Greenpeace propose plusieurs mesures :
- Encadrer les conflits d’intérêts dans les organes de gouvernance.
- Accroître la transparence des décisions locales sur la gestion de l’eau.
- Donner aux enjeux écologiques une place centrale dans la mission d’intérêt général des préfets.
- Renforcer la pluralité et la représentativité des représentants agricoles, en particulier dans les commissions locales de l’eau.
- Redonner les moyens (humains et financiers) d’agir aux agences et services de l’État.
Sanctionner les violences commises sur des militantes et militants écologistes.
Les tensions sur la ressource en eau sont telles qu’elles ne pourront être apaisées sans repenser en profondeur le modèle agricole et alimentaire. Greenpeace rappelle que le gouvernement doit déployer des moyens ambitieux pour accompagner les agriculteurs et les agricultrices dans la transition vers une agriculture écologique.
Notes aux rédactions :
[1] 58 % de l’eau consommée en France métropolitaine relève de l’agriculture : l’agriculture est la première activité consommatrice d’eau devant l’eau potable (26 %), le refroidissement des centrales (12 %) et les usages industriels (4 %) (données pour la période 2010-2020, source : Ministère de la Transition écologique, L’eau en France: ressource et utilisation, Synthèse des connaissances en 2023). L’irrigation représente 80 % de la consommation totale d’eau du secteur agricole (source : Assemblée nationale, Rapport d’information n° 2069). Au niveau national, seul un agriculteur sur cinq a recours à l’irrigation (source : AGRESTE, Recensement agricole 2020).
[2] Les deux sous-bassins étudiés sont :
– La Boutonne : située à cheval sur la Charente-Maritime et les Deux-Sèvres
– Le Clain : situé à cheval sur la Vienne, les Deux-Sèvres et une petite partie de la Charente
[3] Alors que l’irrigation représente près de la moitié de l’eau consommée en France, seules 6,8 % des terres agricoles sont irriguées et le maïs mobilise 38 % des surfaces irriguées (sources : recensement agricole de 2020. Cité dans : Assemblée nationale, rapport n° 2069, déposé le mercredi 17 janvier 2024 et L’irrigation des surfaces agricoles, février 2024).
[4] Les mégabassines sont développées à partir des volumes de prélèvement élevés octroyés historiquement aux irrigants, sans prise en compte de leur effet sur la ressource. Concernant les deux sous-bassins étudiés dans l’enquête, seul un tiers des irrigants du bassin seraient directement raccordés aux bassines prévues sur le Clain, et moins d’un quart sur la Boutonne.
[5] Depuis le début de l’année 2024, plus de 70 implantations de l’Office français de la biodiversité (OFB) ont été visées par des attaques (menaces, insultes, outrages, dégradations de bâtiments…).