2 mai 2020 / Hervé Kempf (Reporterre)
Un départ d’incendie dans un hôtel ; l’organisation d’une manifestation interdite ; des dégradations contre un bâtiment. Voici les trois éléments qui servent de prétexte à l’enquête judiciaire la plus coûteuse menée actuellement en France, ayant conduit pour plus d’un million d’euros à la mise sous contrôle judiciaire de dix personnes, à l’écoute cumulée de 16 ans de conversations téléphoniques, à l’examen de plus de 85.000 conservations et messages, à l’écoute durant de longs mois de 29 personnes, ainsi que de journalistes et d’avocats, à la mise en examen d’un avocat. Et tout ceci sans qu’aucune des personnes ainsi sanctionnée ou écoutée ne puisse se voir, pour l’instant, reprocher un délit concret. Il faut préciser que cette enquête hors norme se déroule dans un contexte où, dans un coin de la Meuse, les habitants opposés à un projet nucléaire sont sans arrêt surveillés – parfois avec des caméras postées aux fenêtres de leur maison – et contrôlés.
Des magistrats prétendent sans rire que des enquêtes aussi démesurées sont menées pour démanteler des trafics de voitures ou de stupéfiants. Pour autant que cela soit vrai – on attend que l’on nous indique quelles enquêtes ont coûté autant d’argent à une justice qui crie misère dans toutes ses activités quotidiennes et utiles -, il faudrait expliquer pourquoi un départ de feu, une manifestation interdite et quelques dégradations méritent un tel déploiement de forces.
Disons-le nettement : dans ce dossier, la justice n’est que de nom. Les moyens mis en œuvre par l’appareil judiciaire ont pour véritable but de casser l’opposition au projet d’enfouissement de déchets nucléaires dit Cigeo. C’est une justice politique.
Rappelons ce qu’est Cigeo. Un projet énorme, au coût projeté d’au moins 35 milliards d’euros, qui créerait sur plusieurs centaines d’hectares de champs et de forêts, au sud de la Meuse, des installations d’enfouissement de déchets hautement radioactifs, pour un confinement appelé à durer… des milliers d’années. Le choix de ce lieu ne découle pas de critères strictement scientifiques : depuis plus de vingt ans, des luttes dans plusieurs régions de France ont obtenu le rejet de ce projet de « poubelle nucléaire ». Si l’Etat a cherché à l’implanter dans la Meuse, c’est parce que la résistance y était la plus faible – même si elle existait tenacement depuis les années 1980 -, et la population la plus clairsemée. Mais depuis 2015, un renouveau de la lutte s’est produit, avec l’arrivée d’une nouvelle génération de militants inspirés par le mouvement des Zad. Et tandis que plusieurs études économiques et scientifiques montraient la fragilité du projet Cigeo, une résistance populaire a repris de la vigueur dans la région. C’est cela que l’Etat veut casser, en accordant à une instruction sur des faits délictueux mais mineurs des moyens que l’on ne mobilise nulle part ailleurs.
Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de dire si les militants antinucléaires ont tort ou raison, si le projet Cigeo est bon ou mauvais, si l’enfouissement des déchets radioactifs est une solution adéquate ou non. Mais de rappeler fortement qu’en démocratie, l’expression d’avis contraires est légitime et même nécessaire pour que les décisions collectives soient aussi pertinentes que possible. Or, avec cette répression juridique démesurée, c’est en fait l’expression démocratique qui est en fait empêchée, comme l’a montrée l’enquête approfondie menée par Marie Barbier, pour Reporterre, et Jade Lindgaard, pour Mediapart. Fait rare, deux médias différents ont coopéré et avancé main dans la main, animé par le même souci de vérité et de défense des libertés. Deux médias indépendants, libérés des recettes publicitaires, qu’elles émanent de l’industrie nucléaire ou de la sphère publique.
On jugera peut-être qu’en ces temps de coronavirus, il est étrange de s’intéresser à un dossier qui paraît loin des préoccupations du moment. Mais la distance n’est pas si grande. Au nom de la pandémie a été instauré un « état d’urgence sanitaire », prolongé jusque juillet, et qui met gravement en cause les « droits et les libertés » comme l’ont rappelé des magistrats, avocats et associations des droits de l’homme le 29 avril. Cela prolonge une attaque menée depuis des années de façon rampante par le gouvernement français contre ce qui constitue un Etat de droit. Dans l’est de la France, pour imposer une issue à la filière nucléaire plutôt que d’en débattre, on instrumentalise la justice.
C’est mauvais pour la liberté, nuisible au respect que l’on devrait aux magistrats, néfaste pour le pays. Cette répression doit cesser, le contrôle judiciaire des personnes concernées être levé, l’instruction close et un procès se tenir. Alors seulement pourra-t-on dire que la justice cherche à être juste.