Tribune collective
Créée en 2019 au sein de la gendarmerie, cette cellule est notamment chargée de collecter des informations sur les « actions de nature idéologique » remettant en cause le modèle agricole. Dans une tribune au « Monde », un collectif de quelque 120 signataires s’inquiète des méthodes de cette cellule et demande sa dissolution.
Véritable réponse clientéliste de l’Etat à une demande de deux syndicats – la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes Agriculteurs –, la cellule de renseignement et d’enquête Déméter a été créée au sein de la gendarmerie nationale en décembre 2019, par le biais d’une convention de partenariat entre le ministre de l’Intérieur et ces deux syndicats agricoles.,FNSEA,
Le gouvernement de l’époque avait alors prétexté la nécessité de lutter contre un phénomène d’« agribashing » (élément de langage popularisé par la FNSEA désignant le supposé « dénigrement du monde agricole »), imputé aux mouvements animalistes et environnementalistes et se basant sur des chiffres produits par la FNSEA elle-même. La fédération syndicale avait avancé un chiffre de 41 « intrusions » dans des élevages sur l’année 2019 – soit seulement 0,28 % des 14 498 faits enregistrés par les autorités dans les exploitations agricoles en 2019.
Si l’« agribashing » est pure invention, l’impact de la cellule Déméter est, quant à lui, loin d’être anecdotique. Frôlant l’instauration d’un véritable délit d’opinion, l’Etat a notamment chargé la cellule Déméter de surveiller et de collecter des informations sur les « actions de nature idéologique », dont des actions parfaitement légales, mais qui osent faire la critique de l’élevage intensif, de la (sur)consommation de viande ou de l’usage de pesticides dont la dangerosité est avérée.
Les gendarmes qui la composent ont ainsi pu s’imposer à des réunions d’associations locales œuvrant pour la préservation de l’environnement, interroger – en se rendant à leur domicile ! – des responsables associatifs sur la teneur de leurs activités, convoquer un porte-parole associatif accusé de violation de domicile à la suite d’une simple interview aux abords d’un champ… Autant d’agissements inacceptables dans une démocratie, et dont l’enjeu n’est même pas la protection des agriculteurs, eux-mêmes victimes de ce modèle agricole polluant et destructeur.
L’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme garantit à toute personne le droit à la liberté d’expression, lequel « comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière ».
Entraver les alertes
Or, qu’est-ce que la cellule Déméter, sinon un instrument politique d’intimidation destiné à dissuader toute forme de revendication quant à notre modèle agricole et alimentaire ? Et ce, alors même que 80 % des Français soutiennent très majoritairement la réduction de l’utilisation des pesticides et des produits phytosanitaires dans l’agriculture et qu’ils sont 83 % à se prononcer pour l’interdiction de l’élevage intensif.
En cela, la cellule Déméter menace aussi bien les militants animalistes et environnementalistes que les libertés associatives et le droit fondamental des citoyens à l’information, à l’expression et même à la contestation.
Décrédibilisation en public, menaces de mise sous surveillance, procédures judiciaires, dégradations de biens, attaques frontales des institutions de contrôle et organismes de recherche sont autant de procédés déjà largement utilisés par les tenants d’un modèle agricole dont les dommages font pourtant l’objet de nombreuses alertes scientifiques. D’autres industries, comme celles du tabac, de l’alcool et de la malbouffe, usent de procédés similaires pour réduire au silence associations, scientifiques, et toute personne susceptible de représenter une menace pour leurs intérêts économiques. L’enjeu pour ces industries est d’entraver les alertes, car ces dernières peuvent favoriser des modifications législatives permettant de faire reculer les pires pratiques : cela a déjà été le cas concernant le broyage des poussins, la castration à vif des porcelets ou l’usage de certains pesticides néonicotinoïdes en Europe.
Nos organisations, soutenues par plusieurs centaines de milliers de personnes, ont décidé de faire front au nom des libertés fondamentales et de l’intérêt général qu’il est urgent de défendre. Nous espérons ainsi éviter que de nouvelles déclinaisons de la cellule Déméter ne voient le jour dans le but d’étouffer tout débat public d’intérêt général et de museler les lanceurs d’alerte.
Saisi par l’association L214 en 2022, le tribunal administratif de Paris a jugé illégales les missions de suivi des « actions de nature idéologiques » confiées à Déméter. Ce qu’a démenti, après appel des autorités, le Conseil d’Etat, le 7 novembre 2024. Toutes les voies de recours nationales étant épuisées, L214 engage une procédure devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Conscients de la menace que son existence fait peser sur l’ensemble des organisations de la société civile, nous soutenons cette démarche et demandons la dissolution de la cellule Déméter.
Premiers signataires : Yann Arthus-Bertrand, photographe, président de la fondation GoodPlanet ; Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue pour la protection des oiseaux ; Marie Cohuet et Laura Thieblemont, coprésidentes des Amis de la Terre France ; Yolaine de La Bigne, journaliste et porte-parole de l’Association pour la protection des animaux sauvages ; Nicolas Laarman, délégué général de Pollinis ; Nadine Lauverjat, déléguée générale de Générations futures ; Brigitte Gothière, cofondatrice et directrice de L214 ; Jean-François Julliard, directeur général de Greenpeace France ; Nathalie Tehio, présidente de la LDH (Ligue des droits de l’Homme)…