Tribune de Pierre Tartakowsky, président d’honneur de la LDH
Sous prétexte de lutter contre le terrorisme, l’antisémitisme ou encore le trafic de stupéfiants, les gouvernements qui se succèdent depuis 2022 contribuent à la dégradation de l’état des libertés en France, alerte Pierre Tartakowsky, président d’honneur de la LDH (Ligue des droits de l’Homme), dans une tribune au Monde.
La sortie du Premier ministre sur la « submersion migratoire », lundi 27 janvier 2025, sur LCI, aura eu un double mérite. Le premier est de dissiper d’éventuels faux-semblants. Loin des vertus généreusement attribuées à François Bayrou – l’écoute, l’art de la négociation et une certaine culture du compromis –, la droite et le centre sont aujourd’hui animés au plus profond d’eux-mêmes par la vulgate de l’extrême droite, ses thèmes et son vocable, fût-ce les plus extrêmes et les plus mensongers. On aurait pu, tant elle nous plonge dans l’abjection, se passer de cette confirmation.
Le second mérite de cette déclaration, c’est qu’elle nous rappelle – on l’avait presque oublié – que la politique ne se résume ni au traitement de la dette, ni au financement des retraites, ni même aux sujets de l’emploi et des salaires. Ces dossiers sont importants, urgents et légitimes. Ils conditionnent le quotidien de millions de personnes qui vivent et travaillent en France. Ils touchent à la question toujours brûlante de la répartition des richesses produites dans le pays, d’où évidemment la puissance des tensions qu’ils génèrent.
Pour autant, ils ne sauraient résumer à eux seuls un projet de société. C’est de ce débat que nous avons besoin. Or, depuis des semaines, des mois, le débat politique se focalise sur ces seuls enjeux, à l’exclusion évidemment, de la fameuse « submersion migratoire » qui, de fait, submerge bien le paysage politique français tout en introduisant la course à la prochaine présidentielle. Que les partis de droite – tous confondus – s’en satisfassent, on le comprend fort bien. On peine en revanche, à saisir la timidité des autres formations politiques sur quelques enjeux majeurs, qui, alors qu’ils mériteraient une mobilisation d’urgence, semblent pourtant passés par pertes et profits.
Débat public étouffé
L’état des libertés, pour ne prendre que cet exemple, devrait largement inquiéter. Notre pays connaît, comme d’autres en Europe, un phénomène rapide et brutal identifié comme un « rétrécissement de l’espace civique ». Cet enfer aux allures affables se présente sous les meilleures intentions. Ici, il s’agit de combattre le terrorisme islamique ; là, de faire front contre l’antisémitisme ; de défendre les valeurs de la République ou encore de lutter contre le trafic de stupéfiants. Autant d’objectifs a priori honorables, d’autant plus difficiles à critiquer qu’ils sont présentés comme une « guerre culturelle » à mener contre autant de « submersions ».
Le problème est que cette guerre menée par l’exécutif et quelques médias vise en réalité les droits et les libertés. Ici, on supprime des subventions aux associations ; là, on interdit de fait des réunions publiques, organisées en soutien à la Palestine. Ici, on fait le procès d’un mot, « génocide », décrété sacrilège ; là, on en réhabilite d’autres, comme l’expression « grand remplacement ». Là, le gouvernement entretient une campagne de suspicion contre les avocats et entend limiter les droits de la défense. Le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, enfin, nous vante la liquidation du droit du sol, certes en plaidant l’exception territoriale – mais nous savons que le destin des exceptions est de finir en règle.
Tout cela « rétrécit » l’espace civique, étouffe le débat public, pèse sur les individus comme sur les associations. D’autant plus que celles et ceux qui s’en émeuvent, au premier rang desquels les militants associatifs, ont bien le sentiment d’être submergés – par l’étrange silence qui les entoure.
Comment rompre avec cette accoutumance au pire ? La question devrait hanter toutes les formations politiques qui cherchent à dénouer les crises de la société française. Car les défis présents – écologiques, sociaux et sociétaux – ont besoin non de mise au pas mais de débats ; non de mise à l’index mais de justice ; non de défiance et de division, mais d’égalité. Cela s’appelle liberté et aujourd’hui, c’est un objet à reconquérir car, à force de rétrécissement, l’espace civique risque bien de se retrouver, lui aussi, submergé et pour longtemps. Dans les négociations et les débats qui engagent l’avenir, il serait temps de s’en souvenir.