Extraits de l'article du Monde diplomatique du 03.05.2022
Comme annoncé, Mme Nancy Pelosi a été reçue en grande pompe à Taïpeh mardi soir. Ce n’est pas la première fois qu’un membre du Congrès américain foule le sol taïwanais, mais il faut remonter à 1997 pour trouver une visite d’un tel niveau hiérarchique (elle est le troisième personnage le plus important des États-Unis). Certes Pékin n’a pas à dicter le programme d’une élue du peuple mais les provocations ne sont pas forcément la meilleure façon de calmer les tensions sino-américaines et sino-taiwanaises. « C’est une situation exceptionnellement dangereuse, peut-être plus que l’Ukraine, explique l’ancien conseiller pour l’Asie de M. Barack Obama dans le New York Times. Les risques d’escalade sont importants ». Actuellement, seuls quatorze pays reconnaissent Taiwan : le Nicaragua a rompu, depuis cet article d’octobre 2021 qui analyse les enjeux pour la Chine.
L’endroit le plus dangereux du monde », titre The Economist au début du mois de mai dernier. La « une » du magazine est accompagnée d’une image radar de Taïwan, comme si l’île était la cible d’un sous-marin. L’ensemble s’inscrit dans une longue série d’articles aux titres similaires, qui font eux-mêmes écho à une avalanche de déclarations alarmistes sur l’avenir de l’île (1). Dans un rapport publié en mars 2021, l’influent groupe de réflexion américain Council on Foreign Relations considérait que Taïwan était en train de « devenir le point le plus explosif du monde pouvant conduire à une guerre entre les États-Unis, la Chine et probablement d’autres puissances majeures (2) ». Au même moment, l’amiral Philip Davidson, commandant des forces américaines dans la région indo-pacifique, déclarait, lors d’une audition au Sénat, qu’un conflit dans le détroit de Formose pourrait survenir « au cours de cette décennie (3) ».
(1) Cf., par exemple, Gilles Paris et Frédéric Lemaître, « Taïwan, au cœur des tensions entre la Chine et les États-Unis », Le Monde, 15 avril 2021, ou Brendan Scott, « Why Taiwan is the biggest risk for a US-China clash », Bloomberg, New York, 27 janvier 2021 (mis à jour le 5 mai 2021), et Washington Post, 5 mai 2021.
(2) Robert D. Blackwill et Philip D. Zelikow, « The United States, China, and Taiwan — a strategy to prevent War » (PDF), rapport du Council on Foreign Relations, New York, février 2021.
(3) « China could attack by 2027 : US admiral », AFP et Taipei Times, 11 mars 2021.
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Les enquêtes conduites depuis une quinzaine d’années montrent le renforcement continu de l’identification à une « nation taïwanaise » indépendante et souveraine. En 2020, selon le Centre d’études des élections de l’Université nationale Chengchi, à Taipei, les deux tiers de la population se disaient « uniquement taïwanais », contre moins d’un cinquième en 1992. Une enquête publiée dans le magazine CommonWealth confirme ce chiffre et donne une image plus précise de la situation vue de Taïwan (10). Deux tendances se dessinent. D’une part, les relations avec la Chine ne peuvent plus se développer selon la feuille de route de Pékin. L’attractivité économique du continent s’affaisse, et 90% de la population rejette la formule « un pays, deux systèmes ». D’autre part, chez les moins de 30 ans, le « rêve chinois » est bel et bien terminé. Plus des quatre cinquièmes d’entre eux se considèrent « uniquement taïwanais », les deux tiers pensent que « Taïwan » plutôt que « République de Chine » devrait être le nom de leur pays, et presque autant se prononcent en faveur de l’indépendance.
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La carte des semi-conducteurs
En fait, aux yeux des États-Unis, Taïwan a toujours été un pion dont la valeur stratégique relative s’inscrit dans des calculs de realpolitik régionale. Or cette valeur est en hausse depuis quelques années. Après avoir été une brique dans la politique d’endiguement du communisme pendant la guerre froide, l’île est devenue le modèle de société capitaliste et démocratique que Washington pensait insuffler en Chine au moyen d’une politique d’« engagement ». Pendant trois décennies, cette approche, associée aux appétits de multinationales y déversant leurs industries polluantes et gourmandes en main-d’œuvre corvéable, a présidé à l’optimisme des dirigeants américains quant à son intégration dans « leur monde ». Encore majoritaire au sein de l’administration Obama, elle a cédé le pas à une perspective plus conflictuelle sous les administrations Trump et Biden. Taïwan y occupe une place non négligeable.
Sur le plan géostratégique, elle reste un maillon essentiel de la première chaîne insulaire qui va du Japon à l’Indonésie, barrant l’accès au Pacifique ouest à la marine chinoise. Au niveau économique, Taïwan est amenée à jouer un rôle capital dans la volonté de Washington de freiner l’ascension chinoise. Notamment dans le projet de l’administration Biden de constituer une alliance des « techno-démocraties ». Les fonderies de l’île produisent en effet la majeure partie des semi-conducteurs de dernière génération, composants indispensables à l’économie numérique mondiale (smartphones, objets connectés, intelligence artificielle, etc.) . Les États-Unis veulent s’assurer que ces capacités resteront dans leur camp.
© Chen Ching-Yuan - Galerie Mor Charpentier, Paris