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Éloge de la marche dans un monde qui va trop vite

Extraits de la tribune de "Reporterre"

Les mondes contemporains confrontent en permanence à une multitude de décisions et de sollicitations, dans une course sans fin. Ils ont remplacé la rareté des biens de consommation par la rareté du temps. L’individu est soumis à l’écrasement du temps sur le seul présent puisque le monde n’est plus donné dans la durée. Pluie des SMS et des mails, sollicitation sans répit des sonneries ou des signaux d’arrivée de messages… la tyrannie de l’immédiat et de l’urgence mobilise un défilement sans repos des activités à accomplir et des réponses à donner. D’où ce sentiment de ne plus avoir de temps à soi et de courir sans cesse après une existence qui échappe.

L’accélération du changement social implique parallèlement l’obsolescence des expériences et de la mémoire, l’entrée dans une société amnésique. La vitesse ne laisse plus le temps d’enregistrer les événements, elle produit l’oubli. Elle réduit le corps à l’immobilité à travers les prothèses innombrables qui le relaient pour rester dans le flux. Elle procure une intensité provisoire, mais ne laisse aucune trace, à la différence de la lenteur propice à l’appropriation des lieux ou des situations.

La marche est en ce sens une résistance. Les marcheurs ne sont pas pressés. Ils cheminent à quatre ou cinq kilomètres-heure, n’hésitent pas à faire la sieste ou à lanterner quand, en avion, on traverse l’Atlantique en une dizaine d’heures. Une journée de marche revient à quinze-vingt minutes de voiture. Les marcheurs prennent leur temps et refusent que leur temps les prenne. Les heures sont à eux, non aux impératifs sociaux. Leur cheminement paisible restitue l’épaisseur de la présence au monde et aux autres, il est un instrument puissant de retrouvailles avec les proches pour ces moments de plus en plus mesurés où l’on est tout entier dans le souci de l’autre tout en partageant des moments privilégiés.

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Anachronique dans le monde de la vitesse, de l’utilité, du rendement

Aucun combat avec les éléments pour y imprimer son empreinte personnelle, mais une volonté apaisée de se perdre avec élégance dans le paysage sans jamais le considérer en adversaire à vaincre. Une co-naissance avec un monde environnant se révèle au fur et à mesure de l’avancée. La « biodiversité » cesse alors d’être un mot abstrait, et s’associe aux odeurs d’herbe coupée, de fleurs jusqu’alors inconnues, à la contemplation des collines ou des arbres, au souffle du vent, etc. Il s’agit bien d’avoir les pieds sur terre au sens littéral et symbolique, et non plus à côté de ses pompes.

Le succès grandissant de la marche depuis une vingtaine d’années est une manière heureuse de se mettre en retrait. Qu’ils marchent une journée sur des sentiers de campagne ou s’aventurent pour de plus longues périodes sur les chemins de Compostelle ou de la Francigena, les marcheurs n’ont plus de comptes à rendre, ils deviennent anonymes sur les chemins, enfin disponibles à leur existence, hors course. Ils abandonnent provisoirement leurs repères familiers pour se mettre en situation de découvertes, de réinvention de soi.

Anachronique dans le monde de la vitesse, de l’utilité, du rendement, de l’efficacité, la marche est un acte de résistance civique privilégiant la lenteur, la disponibilité, la conversation, la curiosité, l’amitié, la gratuité, la générosité, autant de valeurs opposées aux exigences néolibérales qui conditionnent désormais nos vies. Quête d’intériorité, d’apaisement, de convivialité, elle est un éloge de l’attention au monde.

David Le Breton 

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