Extraits de l'article de Frédéric Lemaire dans le Monde diplomatique de février 2022
« Cryptoactif », « minage », « blockchain »… Apparu en 2009, le bitcoin semble avoir révolutionné les questions monétaires jusque dans les mots. Une novlangue suscitant à parts égales incompréhension et fascination entoure une innovation qui promet de « libérer » la monnaie de toute centralisation étatique. Resurgit ainsi l’espoir de changer le monde grâce aux technologies.
Longtemps cantonnées au rang de curiosité, les cryptomonnaies (ou cryptoactifs, ou encore monnaies numériques) font depuis quelques années les gros titres de la presse, y compris généraliste. Et pour cause : le cours de l’une des plus connues, le bitcoin, a quadruplé entre décembre 2020 et mai 2021, avant de dégringoler et de perdre plus du tiers de sa valeur. En novembre 2021, il renouait avec une valorisation historique… puis il dévissait à plusieurs reprises pendant l’hiver. L’évolution du cours du bitcoin dessine un paysage de montagnes russes qui fascine autant qu’il inquiète.
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Le bitcoin voit le jour dans la foulée de la crise financière mondiale de la fin des années 2000. Le 31 octobre 2008, Satoshi Nakamoto (un pseudonyme) diffuse un document à un public restreint de passionnés de cryptographie, c’est-à-dire des techniques qui visent à protéger les messages à l’aide de clés de chiffrement, avant de le mettre en ligne. Ce « Livre blanc » pose les bases d’un système de devise électronique, dont la particularité est de se passer d’émetteur centralisé et de tout tiers de confiance pour valider les échanges. En d’autres termes, le document propose de créer une monnaie, le bitcoin, sans banque centrale et sans intermédiaires financiers, garantissant un anonymat presque total des échanges.
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Car le bitcoin prête tout particulièrement le flanc aux fraudes et aux manipulations de marché. L’absence de régulation et de supervision, inhérente à son fonctionnement, permet aux investisseurs les plus importants de peser de tout leur poids pour influencer directement les cours avec un risque de sanction très faible. Or la cryptomonnaie se caractérise justement par une distribution particulièrement inégalitaire : un peu plus de deux mille comptes (sur vingt millions, soit 0,01 %) disposaient en novembre 2021 de 42 % des richesses en bitcoins (10). Dans le jargon des cryptoactifs, ces gros portefeuilles sont dénommés « baleines ». Ils appartiennent à de riches investisseurs, ou encore à des plates-formes d’échange intervenant tantôt au nom de leurs clients et tantôt à leur compte.
Pour manipuler les cours, les « baleines » recourent à deux pratiques spéculatives éprouvées : l’émission de faux ordres (order spoofing) et la conclusion de transactions factices (wash trading). La première consiste à inonder le marché d’ordres de vente ou d’achat, de sorte qu’elle modifie artificiellement les cours (à la baisse ou à la hausse), puis à retirer les offres avant que la transaction ne s’opère. Le second procédé, particulièrement employé par les plates-formes d’échange de bitcoins pour accroître leur attractivité et attirer les investisseurs, consiste pour un investisseur à répondre à des ordres qu’il a lui-même passés. L’objectif : gonfler le volume des échanges et donner une fausse impression de liquidité. En août 2020, un quotidien coréen publiait un rapport indiquant qu’entre août 2019 et mai 2020 99 % des volumes de transactions sur l’une des plus grandes plates-formes d’échange de cryptomonnaie en Corée du Sud, Coinbit, relevaient du wash trading. Une pratique qui aurait rapporté à celle-ci 84 millions de dollars, selon le quotidien.
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La Chine contre-attaque
Fin 2017, les plates-formes d’échange de cryptomonnaies — qui centralisaient 93 % des transactions mondiales de bitcoins en 2016 — sont interdites sur le territoire. Quelques mois plus tard, la Banque centrale annonce le blocage de tous les sites d’échange de cryptomonnaies (y compris étrangers) sur le Web chinois. En 2021, tout s’accélère : le gouvernement interdit aux institutions financières de proposer des services en la matière. En juin, vingt-six « fermes » de bitcoins jugées trop énergivores sont fermées dans le Sichuan. Les transactions en cryptomonnaies et les activités de « minage » sont finalement déclarées illégales en septembre et octobre 2021.
La Chine est ainsi passée en quelques années du statut de paradis pour le bitcoin à celui de menace existentielle pour celui-ci. Car d’autres pays pourraient suivre son exemple. L’Inde s’apprêterait également à interdire les transactions et paiements en cryptomonnaies, tout en tolérant leur possession comme actif à l’instar de l’or ou d’actifs financiers. Avec un objectif similaire à celui de la Chine : le lancement d’une monnaie numérique indienne. Le 21 janvier, la banque centrale russe a annoncé son projet de bannir les cryptomonnaies.
Lors d’une audition au Sénat en juillet 2021, le président de la Réserve fédérale américaine, M. Jerome Powell, faisait le constat que les cryptomonnaies avaient « complètement échoué à devenir un système de paiement ». La BCE fait le même constat, évoquant un « cryptoactif » à caractère spéculatif. Tout n’est pas encore perdu pour le bitcoin, puisque la Réserve fédérale ou la BCE ne prévoient pas encore son interdiction. Et son cours se maintient (en dépit de ses chutes récentes) à un niveau élevé. Mais une chose est sûre : le bitcoin est loin de représenter l’avenir de la monnaie. La promesse d’un système de paiement décentralisé et affranchi des pouvoirs étatiques et financiers a laissé la place au risque d’une bulle financière accaparée par les spéculateurs.