Le sionisme et son destin (04/08/2025)
Extrais(ts de l’article de Frédéric Lordon pour le Monde Diplomatioque, daté du 19 juin 2025
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En commençant par savoir quel sens on donne aux mots. On connait les multiples définitions historiques, doctrinales, du sionisme et de l’antisionisme. On peut aussi en prendre une vue conceptuelle. Par exemple, en disant ceci : par sionisme, il faut entendre la position politique qui considère que l’installation de l’État d’Israël sur une terre déjà habitée, et par expulsion de ses habitants, ne pose aucun problème de principe. Antisionisme s’en déduit comme la position politique qui considère, elle, que l’installation de l’État d’Israël en terre de Palestine pose un problème de principe. Outre sa simplicité, cette définition a pour avantage d’être ouverte, c’est-à-dire de poser un problème dont elle ne présuppose pas la solution. C’est pourquoi seul un grossier mensonge peut donner l’antisionisme pour un projet « de jeter les Juifs d’Israël à la mer ».
En réalité, si indiscutable qu’elle ait semblé après la Shoah, la promesse sioniste de donner aux Juifs pas seulement un État, mais, comme il est coutume de le dire, « un État où ils puissent vivre en sûreté », était une fausse évidence dès le départ, en fait même une contradiction dans les termes. Il lui aurait fallu une terra nullius pour ne pas l’être. Du moment que la terre était à un premier occupant, l’État d’Israël pouvait voir le jour, mais il ne connaîtrait pas la sûreté : on ne dépossède pas les gens sans qu’ils ne se battent pour récupérer ce qui leur appartient. Alors la faillite de l’« Occident » européen s’est élevée au carré, et le meurtre industriel de masse des Juifs a été « réparé » par un aménagement politique impossible : Israël. Dont Shlomo Sand donne le terrible résumé : « Les Européens nous ont vomis sur les Arabes ».
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Et c’est somme toute logique : il n’y a pas plus de sionisme à visage humain que de possibilité d’un État sûr pour les Juifs sur une terre conquise par la force. Ici s’ouvre l’alternative historique. Soit la société israélienne persiste dans son mouvement exterminateur déchaîné, mais alors elle périt moralement sur pied, et en fait prépare son effondrement terminal. Soit elle réalise que, du moment où elle a commis la catastrophe de la Nakba, elle préparait la sienne propre, et alors elle aperçoit l’unique possibilité d’une présence juive en terre de Palestine : un État, binational, totalement égalitaire – comme souvent, c’est l’utopie apparente qui est le réalisme véritable. Il y a 7 millions de Juifs en Israël, ils ne partiront pas, personne ne le demande, aucune position antisioniste sérieuse ne le demande. La demande antisioniste est d’une simplicité… biblique : l’égalité. L’égalité pour tous les occupants, l’égalité en dignité et en droit, l’égalité du droit au retour pour les réfugiés, l’égalité en tout.
On comprendra sans difficulté les niveaux d’angoisse que pareille perspective pourra faire naître chez la plupart des Israéliens, ou des Juifs de la diaspora. À plus forte raison de ce que, après la Shoah, il était inévitable que l’angoisse soit la formation affective qui domine la condition juive – aussi celle qui explique les réactions de violence et de désorientation insensée dès que la solution anxiolytique « Israël » se trouve mise en question : « Il est anormal, antihumain que le monde entier soit antisémite » explique Elie Chouraqui, totalement parti, à un Luc Ferry sidéré. Mais l’intensité des affects ne change rien aux données objectives de la situation : une terre a été prise à ses occupants. Il n’y a rien, pas même la Shoah, qui puisse effacer, encore moins justifier, ce fait originel. L’alternative fondamentale demeure : sauf la fuite en avant massacreuse, le forfait fondateur de l’État d’Israël ne connaitra aucune autre résolution que l’égalité.
22:29 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : le monde diplomatique, israel, sionisme | |
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