Extraits de l'article du "Monde diplomatique", par Olivier Pironet, 14 mai 2022.
Shirine était notre voix. (...) De toute évidence, il s’agit d’un crime délibéré et ciblé » (1), affirme Mme Khalida Jarrar, députée du Front populaire de libération de la Palestine (FPLP, marxiste), elle-même plusieurs fois emprisonnée par Israël ces dernières années en raison de ses activités politiques. « [C’est] un meurtre flagrant, en violation des normes et du droit international, [elle] a été assassinée de sang-froid par les forces d’occupation israéliennes » dans le but d’« empêcher les médias d’accomplir leur travail » (2), déplore de son côté la direction d’Al-Jazira, où elle officiait depuis 1997. Tous les Palestiniens pleurent la mort de Shirine Abou Akleh, une célèbre journaliste de 51 ans, issue d’une famille chrétienne de Jérusalem, qui couvrait le conflit israélo-palestinien depuis ses débuts sur la chaîne qatarie et était devenue avec le temps une des figures familières de son pays à la télévision. Elle a été tuée le 11 mai, à l’aube, lors d’une incursion lancée par les troupes de Tel-Aviv à Jénine, où le premier ministre israélien Naftali Bennett a donné « carte blanche » à son armée après une série d’attaques isolées menées par des Palestiniens qui ont fait 18 morts en Israël depuis le 22 mars et dont certains assaillants venaient de cette grande ville du nord de la Cisjordanie.
D’après les éléments fournis par ses collègues et confrères présents sur place au moment des faits et le récit de témoins oculaires, Shirine Abou Akleh a perdu la vie après avoir été sciemment visée au visage par un sniper israélien alors qu’elle se trouvait aux abords du camp de réfugiés de Jénine où elle avait été dépêchée avec son équipe. Son collègue Ali Al-Samoudi qui l’accompagnait a reçu, lui, une balle dans le dos et a dû être hospitalisé (ses jours sont hors de danger). D’après sa consœur Shatha Hanaysha, qui était également aux côtés de la journaliste ce mercredi, les forces israéliennes « ont continué à faire feu bien qu’elle gisait au sol. Je ne pouvais même pas tendre le bras pour la saisir et la ramener vers moi car les balles fusaient. Il ne fait aucun doute que l’armée [israélienne] tirait pour tuer » (3)
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Shirine Abou Akleh vient s’ajouter à la longue liste des journalistes tués dans l’exercice de leurs fonctions par les forces d’occupation. Ces vingt dernières années, une cinquantaine de professionnels de l’information palestiniens sont tombés sous les balles israéliennes, dont près d’un tiers à Gaza (17 d’entre eux furent tués notamment durant la guerre déclenchée à l’été 2014 par Tel-Aviv contre la bande côtière, qui fit plus de 2 200 morts parmi les Gazaouis, essentiellement des civils, dont 600 enfants). Le ministère de l’information et le syndicat des journalistes palestiniens recensent chaque année entre 500 et 700 actes de violence contre les travailleurs des médias dans les territoires occupés (9). Shirine Abou Akleh, qui figurait depuis longtemps dans le « viseur » d’Israël, avait elle-même déjà fait l’objet d’intimidations, de harcèlement et de tentatives d’arrestation de la part de l’armée israélienne. Elle était reconnue pour la qualité et la rigueur de son travail, et son attachement à montrer les réalités de l’occupation.
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La disparition de Shirine Abou Akleh survient alors que les Palestiniens ont récemment commémoré le vingtième anniversaire de la « bataille de Jénine » (1-11 avril 2002), un des épisodes les plus sanglants de la deuxième Intifada. Surnommée par les Israéliens « la capitale du terrorisme », la ville fut alors sujette à d’intenses campagnes de bombardements, des couvre-feux à répétition et de fréquentes incursions militaires. L’armée israélienne y mena une offensive dévastatrice, dans le cadre de l’« opération rempart », dont elle porte encore les stigmates. Jénine, déclarée « zone militaire fermée » et totalement coupée du monde, fut assiégée sans relâche et le camp de réfugiés soumis à un déluge de feu d’une rare intensité puis envahi par un millier de soldats. Les combats firent officiellement 52 morts parmi les Palestiniens (au moins 200 selon les habitants) contre 23 côté israélien, et de nombreux blessés, sans compter les centaines d’habitations détruites — un des quartiers du camp fut même entièrement rasé. Shirine Abu Akleh faisait partie des rares journalistes qui avaient pu aller sur le terrain pour y couvrir les massacres au péril de sa vie.
La bataille de Jénine — rebaptisée à l’époque « Jéningrad » par l’ancien président Yasser Arafat en hommage à la résistance acharnée dont firent preuve les habitants du camp — est ancrée dans toutes les mémoires. Nul doute que Shirine Abou Akleh restera également dans tous les esprits.
Olivier Pironet
(5) Cf. « Death of an icon », Mideast Mirror, 11 mai 2022.