Boues rouges : pollution mode d’emploi (05/09/2016)

Depuis plus d'un siècle, les boues rouges, déchets d’exploitation rejetés au large de Gardanne par l'usine Alteo, près de Marseille, polluent massivement les Calanques. Un scandale que dénonce France Nature Environnement depuis de nombreuses années.

Aux origines 

En 1893, un Autrichien, Bayer, crée la première usine d’alumine à Gardanne. Elle y est toujours installée et appartient au groupe Altéo. A l’époque, la bauxite et le charbon, ingrédients nécessaires à l’extraction de l’alumine, abondent dans les sous-sols provençaux, et la soude, utile à la fabrication des fameux savons, est produite à Marseille.

Aujourd’hui la bauxite est importée de Guinée et Altéo est le leader mondial avec une production annuelle de 600 000 tonnes d’alumine. On utilise celle-ci dans l’industrie, pour le papier de verre, le carrelage, les écrans de téléphones portables, etc. Cette production couvre 90 % du marché français. Tout irait donc très bien si la production d’alumine ne s’accompagnait d’une quantité équivalente de déchets d’exploitation : les boues rouges. Ces dernières polluent les fonds marins depuis 50 ans.

Adieu corail rouge, gorgone jaune, corail blanc…

La Méditerranée, mer fermée, est soumise à des pollutions diverses alors qu’elle recèle un patrimoine unique. Afin de protéger les écosystèmes de la pollution, ainsi que la biodiversité (qu’elle soit commune ou exceptionnelle), le Parc National des Calanques a été créé en 2012. « Contenir la pollution des sols des anciens sites industriels de Marseille » est l’un de ses objectifs.

Cependant il a bien été spécifié dans son décret de création que les rejets de boue rouge étaient admis jusqu’au 31 décembre 2015. En précisant « boues rouges », le rédacteur a anticipé : Altéo ne rejette plus de boues rouges (seulement leur fraction liquide), elle pollue encore, mais ce n’est pas contraire aux objectifs du Parc National. Or, les fosses sous-marines, dont la fosse de Cassidaigne, constituent un écosystème particulier reconnu.

Pour l’Agence des aires marines, ce sont « des zones très riches avec des remontées d’eau très chargées en nutriments qui favorisent notamment la concentration de mammifères et d’oiseaux. Ils forment des habitats remarquables, notamment par la présence de coraux profonds d’eau froide et d’espèces biologiques particulières (poissons, crustacés, cnidaires) » comme le corail rouge et le gorgone jaune. Ou encore le corail blanc. Cette espèce endémique méditerranéenne a besoin de conditions stables pour vivre : un substrat rocheux, une température de 13° C, une obscurité totale et un flux continu de particules pour s’alimenter. Lors de sa campagne de 2015 L’Ifremer observe que les coraux blancs de la fosse de Cassidaigne sont affectés par les boues rouges.

Loin des yeux, loin du cœur

Avant les années 1960 les boues rouges étaient stockées près de l’usine de Gardane, sur le site de Mange-Garri. En raison des effets sanitaires désastreux de ce stockage sur l’environnement et les riverains, Pechiney, l’exploitant de l’époque, les envoie en mer, une solution moins néfaste selon lui. En 1966 il met en service un pipeline de 55 km (dont 7,7 km sous-marins) qui achemine les boues rouges dans le canyon sous-marin de Cassidaigne, par plus de 300 mètres de fond.

En 50 ans c’est 20 millions de tonnes qui auront été envoyés dans ce milieu. En 1976 la France signe la Convention de Barcelone, relative à la protection de la Méditerranée par laquelle les Etats signataires s’engagent à arrêter les rejets polluants en mer en 1996. Le gouvernement français fixe alors un agenda à Péchiney. Cet échéancier complaisant prévoit de passer de 330 000 tonnes déversées en 1995, à 250 000 tonnes en 2005, puis à 180 000 en 2010 pour s’arrêter en 2015.

Pourtant l’industriel attend 2007 pour mettre en place des mesures. Il installe alors un filtre presse. Cette technique, qui consiste à comprimer les boues entre deux plateaux, à haute pression, permet d’en extraire la phase liquide d’un côté et, de l’autre, la phase solide qui ressemble à une pâte rouge. Après être repassée dans un autre filtre atténuant la teneur en polluants, cette dernière est rejetée en mer. La pâte, quant à elle, est stockée sur terre… sur le site historique de Mange-Garri, là où l‘industriel avait renoncé au stockage 50 ans avant….

Des études préoccupantes

La bauxite, matière première du processus de fabrication, est un composé naturel de substances toxiques (métaux lourds et métalloïdes) et radioactives (uranium, thorium). Lorsque les déchets de production sont envoyés en mer, ce cocktail se diffuse dans le milieu et contamine la chaîne alimentaire. Suite à la mobilisation des associations et des collectifs, la ministre commande des études complémentaires au dossier présenté par l’exploitant. Elles sont réalisées par des organismes publics : Ifremer, Anses et Brgm.

Lors d’une campagne de mesures menée en 2015, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) identifie 11 éléments chimiques toxiques (Aluminium, Cadmium, Cobalt, Chrome, Nickel, Manganèse, Mercure…) aux taux anormalement élevés dans les chairs des poissons. Selon l’Anses il y a plus de poissons contaminés à l’Arsenic dans la zone de rejet que dans les autres zones testées. L’Arsenic est cancérogène et augmente le risque de mortalité par accident vasculaire cérébral.

La quantité de plomb dans la chair de ces poissons est également inquiétante, ce métal lourd étant neurotoxique, responsable de saturnisme ou encore de retard héréditaire dans le développement cérébral. Moins connu du public, le Vanadium, radioactif, est très présent dans les poissons vivants près du point de rejet. Il peut entrainer la survenue de cancers et de troubles digestifs. 

L'Anses conclut alors que « des signaux relatifs à une contamination plus importante dans la zone de pêche sous influence du rejet d’usine Altéo ont été mis en évidence. » Une incertitude demeure sur les effets sanitaires liés à la radioactivité des résidus de production, tant liquides que solides. L’évaluation des conséquences sanitaires est mal connue car les exploitants successifs ont soigneusement organisé la désinformation en s’appuyant sur son Conseil Scientifique de Suivi, lequel, dans son rapport d’activité décennal, expédie en quelques lignes l’effet des rejets » 

L’illégalité légalisée

Comme déjà évoqué la France a tardé. Quelques mois avant la date butoir, le préfet engage un programme de réduction progressive des rejets en mer jusqu’au 31 décembre 2015, un rattrapage très lents des vingt ans de retard de la France sur ses engagements internationaux. Grâce à une forte mobilisation citoyenne un nouvel arrêté est adopté le 29 décembre 2015.

Au lieu de 20 ans le droit d’Altéo à polluer est ramené à 6 ans. Autre cas de dérogation : l’arrêté ministériel du 2 février 1998 qui fixe un plafond national des rejets maximaux de polluants dans l’air, l’eau et les sols que chaque exploitation industrielle doit respecter. L’usine de Gardanne explose les plafonds depuis 1966. Même en réduisant la toxicité de ses effluents elle reste encore au-dessus des seuils de rejet dans l’eau.

Altéo, avec les différents filtres, a réduit la toxicité des rejets liquides à 99%. Ce qui ne l’empêche pas d’envoyer en mer du fer (2,6 fois trop), de l’arsenic (34 fois trop) et de l’aluminium (245 fois trop) à des taux que ces seuils ne l’autorisent. Altéo obtient pourtant une dérogation de l’Etat et s’arrange également pour déroger au principe pollueur payeur. En 2012, la Loi sur l’eau et les milieux aquatiques prévoit de supprimer le plafonnement de la redevance sur l’eau payée en fonction de la pollution produite par l’activité. Cette redevance est affectée à l’Agence de l’eau. Plus on pollue, plus on paye.

L’usine de Gardanne, qui rejette ses boues rouges à plus de 5 kms des côtes et à plus de 250 mètres de profondeur, pollue tellement la Méditerranée qu’à partir de 2012 elle aurait dû payer plus de 13 millions d’euros de redevance par an à l’Agence de l’eau. Grâce à une astuce de la loi de finance 2012, elle n’en paye que 2,5 millions. Altéo, qui a investi dans les filtres presse réduisant la pollution de l’eau, a été subventionné par l’Agence de l’eau qui lui a versé 15 millions d’euros pour un investissement total de 25,7 millions depuis 2007. Etre le plus gros employeur de la région (plus de 300 emplois directs et plus de 900 emplois en comptant l’activité des sous-traitants et activités connexes) permet d’être audible auprès des décideurs publics!

L’action de FNE

Depuis des années France Nature Environnement dénonce la pollution de la Méditerranée par Altéo, notamment lors de la création du Parc National des Calanques. Par courrier, lettres ouvertes, tribunes ou par communiqué de presse, nous avons relevé l’absurdité de protéger d’une main et de laisser polluer un cœur de parc de l’autre. Depuis 2014, FNE, en étroite collaboration avec ses fédérations régionales, FNE Paca et FNE Bouche du Rhône, se bat pour dénoncer les graves manquements de l’exploitant. Ce dernier a demandé un renouvellement d’autorisation en mai 2014, trop tard pour que, dans un contexte économique difficile, le préfet le lui refuse. Depuis un an et demi, d’enquêtes publiques en rebondissements médiatiques, FNE continue de promouvoir une alternative aux rejets toxiques. Nous avons supporté cette situation trop longtemps, un ultime délai de 2 ans maximum aurait suffit. Encore une victoire des lobbies.

Investir pour exploiter sans polluer les calanques

Les phases liquides et solides sont aujourd’hui dissociées et ne suivent pas le même chemin, mais de manière générale nous demandons à ce que le suivi environnemental de ces effluents soit effectif, avec présentation régulière des résultats de ce suivi - notamment à la future Commission de suivi de site et au Conseil scientifique du Parc National des Calanques.

Les déchets solides sont stockés sur le site de mange Garri et créent des nuisances pour les voisins. Ce site est aujourd’hui mal géré, (en atteste la Mise en Demeure de Septembre 2015) et nous demandons à ce que soit améliorée la récupération des eaux de ruissellement ; que les installations de pompage soient mises aux normes et que les eaux du site soient gérées dans des bassins étanches aux normes. Sur les rejets liquides en mer, les investissements déjà réalisés doivent impérativement être complétés par des mesures complémentaires de traitement de l’eau, comme le préconise le rapport du BRGM sur les techniques à utiliser.

Dossier réalisé par Solène Demonet, publié dans la Lettre du Hérisson n°261 (mars 2016)

plan_dispersion_boues_rouges_30x22-72dpi.jpg

 

 

 

21:29 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : ecologie, boues rouges, alumine, gardanne | |  Facebook | |  Imprimer |