Renverser les planisphères (24/05/2024)
Extraits de l'éditorial de Renaud Lambert pour Le Monde Diplomatique.
Qu’est-ce que le Sud ? Une moitié de planisphère ? La direction que fuit l’aiguille des boussoles occidentales ? Un repère d’estivants ? Pas uniquement. Dans les décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale, le Sud a constitué un projet politique : celui de l’émancipation de populations qui se trouvaient jusque-là sous le joug du centre de l’économie mondiale, c’est-à-dire du Nord. Un projet reposant d’une part sur l’ambition de s’affranchir du conflit opposant Washington à Moscou et, de l’autre, sur l’espoir d’atteindre deux objectifs principaux : souveraineté et développement.
Dès les années 1950, les capitales qui viennent d’accéder à l’indépendance comprennent qu’elles ne sont pas encore libres : « Je vous assure que le colonialisme est bien vivant, proclame le président indonésien Sukarno dans son discours d’ouverture de la conférence de Bandung, qui, en 1955, rassemble plusieurs dizaines de pays issus de la décolonisation ainsi que diverses organisations de libération nationale. Le colonialisme moderne se présente aussi sous la forme du contrôle économique. (…) C’est un ennemi habile et décidé qui se manifeste sous divers déguisements ; il ne lâche pas facilement son butin. »
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De sorte qu’émerge l’espoir d’un Sud qui parviendrait à libérer tous les « Suds ». Y compris ceux qu’il porte en son sein, tout comme le Nord : les pauvres, les travailleurs exploités, les chômeurs, les femmes, les personnes en proie au racisme…
La contre-révolution néolibérale étouffe cette ambition. Le Nord ne tolère de Sud qu’aligné, en bas du planisphère comme de la hiérarchie géopolitique. De l’Indonésie (1965) au Chili (1973), des coups d’État militaires renversent les dirigeants jugés trop progressistes cependant que les institutions internationales, Fonds monétaire international (FMI) en tête, se chargent d’imposer leurs recettes à l’ensemble de la planète : privatisations, ouverture commerciale, libéralisation… La boîte à outils identifiée hier pour œuvrer à l’émancipation du Sud — protectionnisme, contrôle des changes, stimulation de l’économie par l’État, etc. — se trouve désormais bannie.
On constate toutefois depuis quelques années la réémergence d’un Sud, que certains disent « global ». Notamment à travers la création du groupe des Brics +, dont les fondateurs (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) ont été rejoints par l’Iran, l’Égypte, l’Éthiopie, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite en 2024. À l’image de celui qui émergea au cours des années 1950, ce Sud cherche à faire valoir sa souveraineté face à un Nord de moins en moins capable de légitimer son hégémonie.
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Tout se passe donc comme si le principal critère d’appartenance à cette grande famille était d’être exclu de celle de l’Occident. Alors qu’une force centripète donnait hier une forme de cohérence au Sud, celui-ci semble désormais s’agglomérer sous l’effet d’une force opposée, centrifuge. Aucune place, dans cette convergence par défaut, à la réflexion sur un autre modèle de développement, susceptible de balayer à la fois les rapports de domination entre nations et au sein de chacune d’elles.
Le Sud est peut-être en train de renaître, mais il semble, pour l’heure, avoir oublié le sort des « Suds » qu’il porte en lui. Ce qui pourrait constituer la plus grande des victoires du Nord…
Reena Saini Kallat « Woven Chronicle »(Chronique tissée), 2018.
Cette carte du monde positionne le sud en haut, modifiant
la perspective donnée par les cartes traditionnelles,
où le nord est dominant.
© Reena Saini Kallat - reenakallat.com -
Photographie : Mim Stirling / AGNSW
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