Voile intégral: bien poser la question. (24/05/2010)
Le gouvernement prépare une loi sur l'interdiction du voile intégral.
Cette question est pour le moins complexe, et par ailleurs elle ne concerne qu'une toute petite minorité en France.
Il n'est pas possible de répondre par oui ou par non à la question de l'interdiction du port du voile intégral, comme il est pratiquement certain qu'une loi ne réglera pas le problème
Les autorités veulent faire croire que leur mesure n'est pas anti-musulmane, faut-il rappeler qu'en France l'existence de religieuses voilées et totalement cloîtées n'a semble-t-il jamais choqué personne : la loi qui se prépare ne souhaite pas se préoccuper des femmes qui subissent une contrainte dans la sphère "privée". Pourtant, quand on s'inquiète des violences physiques faites aux femmes, personne n'aurait l'idée de limiter leur protection à la sphère publique.
Si le port du voile est si intolérable, pourquoi l'autoriser dans la vie privée ?
Nous vous présentons deux positions argumentées : une venant d'Amnesty International, l'autre de la Ligue des Droits de l'Homme.
A vous de vous faire votre propre opinion.
Tribune de Widney Brown, directrice générale chargée des questions relatives au droit international et à la stratégie politique, à Amnesty International.
«A l'heure ou la France s'achemine vers une loi interdisant le port de la burqa ou du niqab dans l'espace public, le gouvernement semble ignorer le droit à la liberté d'expression et de religion. Le corps des femmes ne doit jamais devenir un champ de bataille. Ce sont les femmes, et elles seules, qui doivent décider de ce qu'elles portent.
Les défenseurs du projet de loi maintiennent qu'ils protègent les femmes vivant dans un milieu musulman contre toute contrainte visant à leur faire porter la burqa ou le niqab. Ils se présentent donc comme des défenseurs de l'égalité des droits pour les femmes.
Il est vrai que certaines femmes font l'objet de pressions de la part de membres de leur famille ou de leur entourage. Cela est inacceptable. Aucune femme, aucune jeune fille ne doit vivre dans la peur de subir des violences ou de voir sa réputation salie parce qu'elle refuse de porter le voile.
Aucun gouvernement ne doit tolérer au nom de valeurs religieuses ou culturelles les attaques cruelles infligées à des femmes en Afghanistan, au Pakistan, en Algérie, en Iran et en Irak par des individus dont certains sont à la solde de l'État, d'autres non. L'État a cependant le devoir de réagir à ces menaces et à ces violences en ciblant l'auteur des faits, et non en exerçant sa propre domination sur la victime.
Exclusion de la sphère publique
Dans le cas des femmes qui sont contraintes de porter une burqa ou un niqab, la conséquence d'une interdiction sera de les exposer à une sanction pénale de l'État si elles s'aventurent dans l'espace public; plus vraisemblablement, elles se retrouveront enfermées dans l'espace privé. Un tel résultat irait à l'encontre du but recherché.
Si l'État est prêt à intervenir pour mettre ces femmes à l'abri des traitements coercitifs, brutaux, violents ou discriminatoires infligés par leur entourage, les femmes doivent savoir quelles ressources sont mises à leur disposition. Privées de la possibilité d'évoluer dans l'espace public, elles n'auront guère l'occasion, par exemple, de lire une affiche concernant leur situation apposée dans le métro.
En France, quelques femmes font le choix de porter le voile intégral. En excluant des femmes de la sphère publique, propice à la prise de décisions, on ne protège pas celles qui subissent la contrainte et la violence, pas plus qu'on ne renforce la capacité d'agir de celles qui usent de leur droit de choisir. Cette loi porte atteinte, de manière discriminatoire et injustifiée, à leur droit à la liberté de religion et d'expression.
Une autre justification avancée par les défenseurs du projet de loi repose sur des motifs liés à la sécurité publique. Il est vrai que les pouvoirs publics sont dans l'obligation d'assurer la sécurité mais les représentants des autorités peuvent très bien demander aux femmes concernées de montrer leur visage lorsque cela s'impose. Il est absurde de prétendre que les femmes qui portent un niqab mettent en danger la sécurité publique en France.
Mesures fortes pour promouvoir l'égalité
Si la France veut réellement s'acquitter de l'obligation qui lui incombe de réaliser l'égalité entre femmes et hommes, il existe des mesures spécifiques que cet État peut prendre. Il peut ainsi évaluer la façon dont sa législation, ses politiques et ses pratiques mettent à mal l'égalité entre les sexes et rejettent les musulmanes et les immigrées. Il peut prendre des mesures fortes pour promouvoir l'égalité et combattre la discrimination. Par exemple, les autorités peuvent veiller à ce que les établissements scolaires développent pour tous les élèves une offre variée en matière d'enseignement, sans orienter systématiquement les fillettes et jeunes filles vers des filières traditionnellement «féminines». Et s'assurer que les femmes reçoivent bien à travail égal, un salaire égal.
Le gouvernement peut faire en sorte que les femmes bénéficient d'un accès au crédit et à d'autres formes de participation à la vie économique. Il peut mettre sur pied des dispositifs destinés à encourager les femmes de toutes origines à participer aux instances politiques. Ce sont les femmes, et elles seules, qui doivent décider du moment et des conditions de leur participation à la vie publique, dans le domaine du travail ou celui de la politique. L'État est dans l'obligation de veiller à ce qu'elles disposent du pouvoir de décision nécessaire pour réaliser leurs aspirations. Il est indéfendable de pratiquer le paternalisme au nom de la fraternité.»
Depuis l’affaire de Creil en 1989, la LDH a maintenu avec constance sa position, joignant la critique du port du foulard et du voile, au nom de l’émancipation des femmes, au refus de toute loi excluante, stigmatisante et empiétant sur les libertés publiques. Or, il se trouve qu’aujourd’hui cette position est celle de nombreux citoyens et responsables politiques et en particulier celle de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, alors même que le débat s’est crispé.
Bien plus rédhibitoire que le foulard, on a vu apparaître le port ultra-minoritaire mais spectaculaire du voile intégral ; le gouvernement a lancé un débat sur l’identité nationale, très vite identifié par l’opinion comme un débat sur l’Islam ; le premier ministre nous annonce une loi interdisant le port de la burqa. Disons tout de suite, pour sortir de la confusion, que parler de « burqa » est un abus de langage : le mot désigne le costume généralement bleu, entièrement fermé, avec un grillage devant les yeux, imposé aux femmes par la société afghane. Le voile intégral, noir, d’origine saoudienne, est une négation rédhibitoire de la personne, mais il ne renvoie pas à l’horreur meurtrière des talibans. Dramatiser le débat, s’il en était besoin, n’est pas innocent.
Nous tenons à affirmer un certain nombre d’éléments essentiels.
1- La laïcité n’a rien à voir dans la question du voile intégral
Les législateurs de 1905 s’étaient résolument refusés à réglementer les costumes, jugeant que c’était ridicule et dangereux : ils préféraient voir un chanoine au Parlement en soutane plutôt qu’en martyr. La laïcité qu’ils nous ont léguée et à laquelle nous sommes fortement attachés, c’est la structure du vivre ensemble : au-dessus, la communauté des citoyens égaux, la volonté générale, la démocratie ; en dessous, des communautés partielles, des syndicats, des associations, des Eglises, une socialisation multiple et libre qui peut même se manifester ou manifester dans l’espace public, mais en aucun cas empiéter sur la volonté générale, et enfin la singularité des individus qui choisissent librement et combinent entre elles leurs croyances et leurs appartenances.
En conséquence, le politique n’a ni à se mêler de religion, ni à traiter une religion différemment des autres ; la loi n’a pas à régler les convictions intimes qu’elle suppose chez les individus ; la République n’a pas à dire ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas mais à protéger également tous ceux qui résident sur son territoire, sauf s’ils mettent en cause l’ordre public.
Le pluralisme religieux et culturel est constitutif de l’unité de la France, qui a toujours connu à la marge des dérives fanatiques, intégristes ou sectaires déplorables mais éphémères. Donc laissons la laïcité tranquille.
2- L’égalité hommes-femmes attend une vraie politique
L’argument principal, et tout à fait justifié sur le fond, contre le port du voile, c’est qu’il signale de manière radicale l’infériorisation des femmes. C’est bien le cas si le port du voile est imposé par le mari ou un autre homme de la famille. Dans ce cas, la France dispose des outils législatifs permettant à une femme de déposer une plainte pour contrainte ou séquestration et d’obtenir le divorce aux torts de son mari ; sachant bien sûr combien cette démarche peut être difficile pour elle.
Mais il peut s’agir aussi, comme l’attestent de nombreux témoignages, d’une servitude volontaire. Or la liberté ne s’impose jamais par la force ; elle résulte de l’éducation, des conditions sociales et d’un choix individuel ; on n’émancipe pas les gens malgré eux, on ne peut que leur offrir les conditions de leur émancipation. Pour faire progresser l’égalité et la mixité entre les hommes et les femmes, ce qui est urgent, c’est de promouvoir des politiques dans les domaines éducatifs, salariaux et professionnels, des droits sociaux, un meilleur accès à la santé et à la maîtrise de la procréation. Ces problèmes concernent des millions de femmes dans la France d’aujourd’hui et ne sont en rien traités de façon prioritaire. Un abcès de fixation sur quelques centaines de cas ne fait certainement pas avancer l’égalité, qui appelle au contraire à revenir à la solidarité entre toutes les femmes.
3- Une surenchère de discriminations n’est pas la solution
La question du voile intégral renvoie en réalité à un profond malaise des populations concernées, auxquelles la République n’a pas pu ou pas été capable de faire une place. D’où l’apparition de vêtements et de coutumes dont la signification est très complexe, depuis le port du foulard par des adolescentes des banlieues comme signe identitaire jusqu’à ce voile intégral qui est un paradoxe : à la fois dissimulateur de la personne et signe ultra-visible, provocateur, d’un refus de la norme sociale, sous prétexte tantôt de religion, tantôt de pudeur. Même si nous réprouvons ce choix, ce n’est pas une raison pour essentialiser et déshumaniser des femmes qu’on réduit à un signe abstrait et que l’on exclut de toute vie publique.
Interdire le voile, c’est conforter la posture de ces femmes, c’est en faire doublement des victimes : résultat absurde d’une volonté soit-disant émancipatrice. Elles porteraient seules le poids d’une interdiction imposée en grande partie par la domination masculine, et cette interdiction les exclurait à coup sûr de la cité. En revanche tous les musulmans, hommes compris, se sentiraient blessés par une loi qui ne toucherait que l’islam.
4- Droits et libertés
Ce serait en plus ouvrir une voie extrêmement dangereuse en termes de libertés publiques. Réglementer les costumes et les coutumes est une pratique dictatoriale ; que ce soit de façon discriminatoire, pour signaler une population donnée, ou au contraire par l’imposition d’une règle universelle. Obliger les femmes à porter le voile comme leur interdire de cacher leur visage (sauf dans les cas prévus où l’identité doit être prouvée) est également liberticide.
Si une telle hypothèse est présente, c’est que la société française a été profondément intoxiquée par des idées venues de l’extrême-droite et qui se sont infiltrées jusque dans la gauche : la peur de l’immigré, de l’étranger, les relents de notre histoire coloniale, la tentation de l’autoritarisme.
La LDH a une tout autre conception de la démocratie, des droits, de l’égalité et des libertés.
4- Vivre ensemble
La LDH refuse les termes d’un débat instrumentalisé, qui risque de déboucher sur une loi perverse et dangereuse.
Des millions de musulmans vivent en France, et pour beaucoup vivent mal. Ce n’est pas un ministère de l’Identité nationale qui résoudra leurs problèmes et qui leur offrira un avenir, mais des politiques sociales et anti-discriminatoires ; c’est un travail politique, citoyen, de réflexion sur les conditions du “vivre ensemble“.
C’est aussi leur responsabilité individuelle et collective, qui attend par exemple, pour ceux qui sans en avoir la nationalité résident en France, le droit de vote pour pouvoir s’exercer.
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